De quel lieu communique l’artiste ?

  • L’art-fuite

  • L’art-repos

  • L’art-croissance

  • L’art-engagement

  • L’impuissance de l’art

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L’art-fuite

La création artistique est la fuite la plus saine qui soit, si on la compare  à l’alcool, la drogue, le sexe et le jeu  compulsifs.  Érich Fromm

Comme pour le reste de la société, les artistes ont des difficultés de communication et des problèmes relationnels (Eh oui !)  Lorsqu’on n’aime pas les êtres humains, on se réfugie près de la matière et des animaux.   C’était  mon cas, petite.  Dessiner était mon lieu de récupération psychologique, une manière de fuir ces relations dont j’avais peur.   La créativité artistique m’a permis d’oublier temporairement mes angoisses.   L’art fuite n’aide pas à assumer les  réalités de la vie courante ; il permet d’être bien sans les autres.

Pour  Erich Fromm   »la peinture est une réponse partielle au sentiment de solitude. »
Pour Henry Laborit  ‘il y a trois possibilités de fuite : la psychose, la drogue, ou la création. » 

L’art-repos

L’activité artistique peut être repos, détente, plaisir, loisir. Car avouons-le,  on  ne peut pas toujours voyager dans les profondeurs. Peindre pour atteindre un état de contemplation, peindre la couleur pour la couleur, peindre l’aurore, la fleur épanouie, l’eau vive, l’éclat d’un sourire, toutes choses heureuses et reposantes qu’on peut retrouver en regardant l’œuvre et ce qui nous l’inspire.

Ces heures de rencontre avec les beautés de la vie, avec cet état de bien-être, c’est ce que j’appelle l’art-repos, une oasis de paix et de silence dans la vie mouvementée, disponible en tout temps et facile d’accès.

L’art-croissance ou  l’art rencontre. 

Les œuvres déterminantes des grands artistes qui explorent toutes les possibilités de leur discipline sont celles qui réussissent à faire le lien entre un vécu personnel riche (d’événements et d’émotions) et des thèmes ou des images de portée universelle.  
                                        Howard Gardner * P. 177. Les formes de la créativité

Hans Hofmann, vénérable doyen des peintres abstraits aux États-Unis et l’un de nos enseignants les plus compétents et les plus expérimentés, a constaté que les étudiants en arts se révélaient aujourd’hui fort talentueux, mais dépourvus de passion ou d’engagement.  (    )   Au demeurant, la présence de talent alliée à l’absence de passion me semble caractériser maints domaines de créativité aujourd’hui et notre habitude de vouloir être créatifs tout en refusant la rencontre pourrait fort bien être le corollaire de cette tendance.  Nous vénérons la technique – soit le talent – parce qu’elle nous permet d’éviter l’angoisse d’une rencontre directe.
                                                                        Rollo May  * Le courage de créer  P. 83

La peinture associée à l’introspection permet un face à face avec nos peurs et nos aspirations, un moyen inégalé de prendre contact avec nos intuitions.  Contrairement à la croyance populaire, tous les  artistes ne communiquent pas en profondeur.  On ne peut pas aller plus loin dans son art qu’on est rendu dans sa vie. Si vous êtes incapable de vous exprimer verbalement, incapable d’être au clair avec vos motivations, l’art n’est pas pour vous une occasion  de rencontre; il est art-fuite ou  art-repos.

Par le tableau J’aurais voulu être une artiste, je voulais comprendre et résoudre  ma difficulté à me coucher le soir.  Par le tableau  Cauchemar, je voulais diminuer  les cauchemars qui hantaient mes nuits.  Et par le tableau   Hymne à la joie, je voulais prolonger mon   sentiment de joie. Si je n’avais pas accès à mes intuitions  imagées autrefois, c’est que je me contentais de peindre, d’encadrer et de vendre.  Je n’en retirais pas ce contenu qui pouvait guider ma vie. Personne ne m’avait enseigné cela.

Petite, le dessin m’a permis de passer  de la détresse au plaisir et d’être loin moralement de ceux qui m’agressaient. Cela m’a donné du pouvoir sur quelque chose (l’objet) alors que j’étais totalement impuissance dans mes relations. Si cela  permet d’oublier  les angoisses du présent, il faut bien y revenir tôt ou tard et  faire face à ces problèmes qu’on n’a  pas résolus.  Ils nous rattrapent,  on fuit encore.  Et plus on fuit, plus ils nous rattrapent. Lorsque j’ai pu comprendre et guérir de mon passé, je suis entrée dans  un monde de relations  plus authentiques.  J’ai affronté les ombres de ma vie, pour les ramener derrière moi.  Si c’est triste une enfance cauchemardesque,  c’est  encore plus triste de vieillir avec.

Lorsque j’accueille les émotions qui sont là, sans me juger, sans en avoir peur, je me rencontre un peu plus.  Au-delà des malaises, il y a la paix, la sérénité;  au-delà du chaos, il y a de l’ordre et du sens. La rencontre créative fait  perdre temporairement nos racines et nos repères.  Au début de cette pratique,  on a peur du néant, peur de la peur.. Lorsqu’on la dépasse, on découvre qu’on peut se rendre là où le chaos se transforme en  harmonie.

Certains souffrent de ne pas pouvoir exprimer la beauté sous la forme d’une œuvre artistique. Je crois que la plupart d’entre nous souffrons de ne pas pouvoir exprimer la beauté qui est en soi et d’être vus de cette beauté. C’est le défi de chacun de découvrir sa beauté et la déployer, qu’elle soit dans l’œuvre artistique ou autre part.

L’art-engagement.

Une œuvre peut susciter le  besoin d’engagement social.  La réalisation de L’hymne à la joie m’a conduite à l’écriture de ce livre.  La prière de l’artiste m’a invitée à créer une association sur la créativité. D’autres tableaux ont suscité des engagements plus intimes, des changements de comportements. Ainsi, celui qui aime peindre la nature pourra élargir son engagement en militant pour l’écologie. Celui qui peint l’enfance pourra se consacrer à la protection des petits.  L’art-engagement est un passage actif vers la société.

Le peintre sera bientôt fier de pouvoir expliquer ses œuvres d’une manière constructive (à l’inverse des Impressionnistes purs qui étaient fiers de ne pouvoir rien expliquer).  Nous sommes au seuil de l’époque de la création utile.  Et enfin je crois que cet esprit est en liaison organique directe, en peinture, avec la création déjà commencée du nouveau Royaume spirituel, car cet esprit est l’âme de l’Époque du grand Spirituel.  Kandinski.

L’impuissance de l’art …

  • Un romancier a la faculté de faire exprimer à ses personnages ses véritables sentiments envers ses parents, alors qu’il ne les verbaliserait jamais dans la réalité. Alice Miller  *Notre corps…
  • Notons que maints artistes et poètes se suicident, souvent lorsqu’ils sont à l’apogée de leur puissance créatrice. Rollo May * le courage de créer
  •  »Je ne peux agir de manière congruente qu’en percevant toutes les pièces de mon puzzle. »   disait Alice Miller
  •  »Le corps notifie qu’il a eu absolument besoin de quelque chose, dans le passé, quand il était une minuscule petite créature.  Or ce message est mal compris tant que les émotions demeurent hors circuit.  La détresse de la personne sera, dans ces conditions, perçue à tort comme actuelle, et par suite toutes les tentatives de l’apaiser dans le présent se verront vouées à l’échec.  Nos  besoins d’aujourd’hui ne sont pas ceux de notre petite enfance et nous pouvons  en satisfaire beaucoup dès lors qu’ils  ne sont plus couplés, dans notre inconscient, avec ceux d’autrefois.  »  Alice Miller Notre corps…

La créativité artistique a ses limites. Combien de vies d’artiste ont été fauchées par le suicide, par des maladies de toutes sortes, des dérapages émotionnels. Succès ou pas, ces personnes qu’on admire ne  sont pas toujours comblées.  Lorsque plus jeune, j’entendais parler des vies d’artistes, j’étais désagréablement impressionnée par leurs comportements déplorables. J’essayais de comprendre pourquoi la créativité artistique n’apportait pas cette vie saine à laquelle j’aspirais.

Pendant l’écriture de mon livre (RISQUER SA VIE À LA VIVRE)  j’ai dû souvent m’en éloigner  pour  répondre à d’autres nécessités.  Je me sentais profondément mal, c’était comme si je m’abandonnais.  Je sais ce que signifie l’écriture de ce livre pour l’enfant que j’ai été. Personne n’a pris sa défense, son histoire est restée cachée.  J’avais peur de ressembler à ces adultes; peur de me taire, comme eux, peur de ne pas aller  jusqu’au bout.  Je retrouvais mes craintes et mes déceptions d’autrefois envers les adultes. Lorsque je me mettais à l’écoute de mon angoisse, et que j’accueillais cette douleur (qui provenait d’une autre page de mon histoire), je réduisais ce  conflit interne.

Si je n’avais pas été attentive à ces réactions, soit j’aurai cessé d’écrire,  soit j’aurais écrit  d’une manière obsessionnelle, sans tenir compte de mes autres  besoins, ce qui aurait nui à ma vie.  Lorsque je me dis que je devrais oublier tout cela : « Pardonne, oublie, fais comme si…  et tais-toi ! », je répète mon histoire d’enfant condamnée au silence.  Écrire, c’est faire quelque chose avec mon histoire plutôt que l’ignorer.  C’est utiliser ma matière première.  L’art sans la conscience de nos enjeux personnels, limite notre croissance et notre humanisation.

 »Dans la littérature, comme dans l’art, dans les contes et dans les rêves s’expriment bien souvent sous une forme symbolique des expériences de la petite enfance qui ont été refoulées. Étant donné notre ignorance chronique de la situation réelle de l’enfant, ces témoignages symboliques de tourments sont non seulement tolérés mais même très appréciés dans notre civilisation. Si l’on comprenait l’arrière-plan caché de ces oeuvres, la société les rejetterait.  »  Alice Miller sur la cécité émotionnelle.

 

Lise Fortin